"Les aveugles voient-ils en rêve ?
Aveugle de naissance, il voit régulièrement le visage de son cousin en rêve ; sourde, elle fait des songes dans lesquels elle chante un opéra ; paraplégique, il remporte le marathon dans son sommeil... Ces témoignages nous révèlent une réalité saisissante : le cerveau est capable de faire ce que les yeux ou les oreilles ne savent pas, ou plus, faire.
Vous rêvez souvent, même si vous ne vous en souvenez pas. Et dans ces songes se mêlent généralement des scènes ou des événements vécus et des phénomènes parfois extraordinaires, surpassant les films de science-fiction. Tout cela est très visuel, sonore, voire corporel. Ce qui pose la question : à quoi rêvent les personnes qui ne voient pas, n’entendent pas ou ne marchent pas ?
Il y a encore quelques années, on pensait que n’apparaissaient en songe que des images et des sensations au préalable perçues pendant l’éveil, et stockées dans notre mémoire. Mais aujourd’hui, on sait que le phénomène est en réalité bien plus complexe : les rêves sont faits à la fois de ce que nous percevons et ressentons, et de la façon dont nous nous représentons mentalement le monde. Jusqu’à dépasser l’imagination.
C’est ce qui arrive aux aveugles, sourds, ou paraplégiques. Par exemple, un aveugle de naissance est capable de dessiner une voiture perçue en rêve, alors qu’il ne l’a jamais vue. Un sourd participe à une chorale en songe. Un autre sujet, paraplégique, rêve très souvent qu’il fait du vélo…
Des images plein nos rêves
Comment tout cela peut-il avoir lieu ? Pour le comprendre, précisons d’abord à quoi rêvent les personnes valides. Quand nous sommes éveillés, c’est le sens visuel qui prédomine sur les autres – et c’est la même chose dans les rêves. Un peu plus de la moitié de ceux-ci contiennent aussi des sensations sonores, alors que les sensations gustatives, olfactives et tactiles, d’après de larges enquêtes sur les rêves, existent dans moins de 1 % des récits.
Lorsque les images nous viennent en dormant, les régions visuelles du cerveau, celles actives à l’éveil quand nous observons le monde autour de nous et situées dans le lobe occipital à l’arrière du cerveau, se mettent aussi en action. Cela se produit surtout pendant une phase du sommeil appelée sommeil paradoxal, riche en images. Toutefois, ce ne sont pas les aires visuelles primaires, où se forment les images en provenance des yeux, qui interviennent alors : ce sont les aires secondaires, c’est-à-dire les mêmes qui s’allument lorsqu’on demande à des sujets éveillés d’imaginer des scènes les yeux fermés. Pendant le sommeil paradoxal, ces zones du cerveau s’activent en même temps que des centres de la mémoire comme l’hippocampe et les régions parahippocampiques.
Nous rêvons désormais en couleur
La plupart de nos rêves contiennent des images. Leur lien avec celles vues à l’éveil s’illustre de différentes manières, par exemple avec des changements de couleurs : dans les banques de rêves constituées entre 1933 et 1950, 71 à 91 % des rêves étaient en noir et blanc. Mais à partir des années 1960, ce chiffre tombe entre 8 et 21 % et les personnes de plus de 50 ans rapportent plus de rêves en noir et blanc que les jeunes.
C’est parce que les images en noir et blanc des photographies, du cinéma et de la télévision – rappelez-vous de la fusée Apollo se posant en noir et blanc sur la Lune en 1969 sur tous les écrans – de cette époque imprégnaient les rêves (et les imprègnent encore chez les plus de 50 ans), alors que les images actuelles de nos écrans et magazines, majoritairement en couleur, constituent les rêves des jeunes.
Source : E. Murzin, Conscious Cogn., vol. 17, pp. 1228-1237, 2008.
Toutefois, les rêves ne sont pas équivalents au sommeil paradoxal, contrairement à ce que l’on a longtemps cru. Nous rêvons aussi pendant une autre phase du sommeil appelée le sommeil lent, au cours de laquelle notre cerveau produit des ondes électriques à pulsation lente. L’expérience de rêve peut donc être recueillie en réveillant des dormeurs lorsqu’ils sont dans une phase de sommeil lent ou paradoxal, et en leur demandant à quoi ils viennent de rêver. Dans ce cas, ils se remémorent le contenu de leur songe, ou bien déclarent avoir rêvé, mais être incapables de se souvenir de quoi (on parle de rêves « blancs »). Dans tous les cas, l’expérience du rêve est associée à l’activation des régions situées à l’arrière du cerveau, des aires qu’on appelle pariéto-occipitales et qui sous-tendent les fonctions visuelles et spatiales. Si un dormeur ou une dormeuse rapporte que sa dernière image de rêve contenait un visage, la région du cerveau qui reconnaît les visages (une zone cérébrale appelée aire fusiforme de la face) est active juste avant le réveil. De même si il ou elle rapporte avoir vu des objets en mouvement, la région du cerveau sensible aux images en mouvement était active avant le réveil.
Le rêve lucide
Mais d’où viennent les images que nous voyons en rêve ? En 2018, une équipe de l’université Stanford a voulu savoir si nous voyons les objets en rêve comme nous les voyons en réalité, ou plutôt comme nous les imaginons. Pour cela, Stephen LaBerge et ses collègues ont étudié des rêveurs d’un type particulier : les rêveurs lucides. Un rêveur lucide a une capacité rare : il se rend compte, en plein rêve, qu’il est en train de rêver. Mieux : il peut modifier des éléments ou actions de son songe, à sa guise.
Les rêves lucides surviennent majoritairement en sommeil paradoxal, stade dans lequel le dormeur garde la maîtrise volontaire des muscles commandant la direction de ses yeux. Les chercheurs ont alors imaginé une expérience astucieuse. Tout d'abord, ils ont demandé à des rêveurs lucides de tracer dans l’air un cercle avec leur pouce quand ils étaient éveillés, et de le suivre du regard dans le sens des aiguilles d’une montre : leurs yeux suivaient l’image de ce cercle de façon continue, avec des mouvements dits « lisses ». Puis, les participants devaient fermer les paupières et imaginer qu’ils dessinaient un cercle avec leur pouce, tout en le suivant d’un regard intérieur. Et dans ce cas le mouvement des yeux se faisait par saccades.
L’idée était ensuite de demander à ces personnes, au moment où elles feraient un rêve, de tracer du regard un cercle dans l’air. Les chercheurs ont alors observé que leurs yeux dessinaient effectivement un cercle, mais avec des mouvements lisses, comme lorsqu'ils voyaient leur pouce tracer un cercle dans la réalité. Cela suggère (avec les limites du modèle du rêve lucide, qui est plus conscient que le rêve non lucide) que nous scrutons les objets en rêve comme nous les voyons en réalité, et non en imagination !
Voir en rêve des choses qui n’existent pas
Alors pourquoi rêvons-nous parfois de faits totalement extraordinaires, réellement impossibles ou inhabituels ? Il s’agit d’un aspect des rêves qui a passionné l’humanité depuis la Préhistoire. Lorsque vous rêvez que vous volez, que vous pilotez un 747, que vous êtes un homme et que vous accouchez, ou que vous vous retrouvez nu en public, il s’agit d’une expérience marquante que vous aurez plus de chances de retenir et de raconter que s’il s'agit d’un rêve banal.
Dans son rêve, une jeune femme paraplégique marchait ; au réveil, d’abord toute joyeuse de cette nouvelle faculté, elle s’était ensuite rapidement rendu compte qu’il ne s’agissait que d’un rêve et s’était mise à pleurer.
Certaines images de ces rêves sont irréelles. Une de nos patientes avait ainsi rêvé d’une cascade qui coulait à l’envers, vers le haut. Avait-elle entraperçu un autre monde, à l’envers du nôtre ? Une explication plus simple est que nous sommes mentalement capables d’inverser (de haut en bas ou de droite à gauche) les images, et, plus généralement, de manipuler par la pensée nos sensations mémorisées.
Ainsi, éveillés, avec notre imagination, mais aussi endormis, nous pouvons combiner deux images réelles que nous avons en mémoire en une nouvelle, que nous n’avons jamais vue. Réfléchissez : si vous avez déjà vu la tour Eiffel et utilisé un feutre fluo, il vous est facile de fermer les yeux et d’imaginer une tour Eiffel fluorescente. Et ces réassemblages en songe, probablement moins contraints qu’à l’état éveillé, sont incroyablement créatifs. Certaines personnes disent même avoir vu en rêve des couleurs qui n’existent pas en réalité. C’est évidemment difficile à vérifier, car la personne ayant fait cette expérience extraordinaire ne dispose que des mots et des couleurs existants pour la décrire.
Les songes imagés des aveugles
Spontanément, les aveugles décrivent des rêves riches en sensations tactiles, gustatives, olfactives, sonores et en émotions ; également des rêves de locomotion, en général avec des difficultés lors des déplacements. Les personnes ayant perdu la vue après l’âge de deux ans et demi continuent tout au long de leur vie à visualiser des images en rêve, même si la fréquence, les couleurs et la netteté de ces images diminuent au fil des années. Parmi les aveugles de naissance, certains conservent, à défaut d’images formées, une perception de la lumière. En effet, même si souvent ils ont perdu les cellules de la rétine détectant les couleurs et les formes, ils gardent parfois les cellules sensibles à la lumière (les cellules à mélanopsine), ce qui permet à ces personnes de garder une notion du jour et de la nuit. Et 21 % d’entre elles disent faire des rêves comportant des « impressions visuelles ». Celles-ci sont brèves et ne comportent pas de mouvement ou de forme, ressemblant beaucoup à cette perception non formée de la lumière qu’elles éprouvent en journée.
Sont-ils vraiment aveugles… ?
Certains d’entre eux disent voir en rêve (« j’ai vu mon cousin »). Mais des sujets de l’étude d’Amani Meaidi et de ses collègues, à l’université de Copenhague, ont décrit des objets ou des scènes de leurs rêves avec des termes visuels d’une telle richesse que les chercheurs ont commencé à douter de leur cécité… Toutefois, les scientifiques ont considéré qu’il s’agissait d’un usage métaphorique de ces verbes, désignant par exemple le fait qu’ils rencontrent et reconnaissent leur cousin, ou alors qu’il ne s’agissait pas de « vraies » images, au sens où une personne voyante se les représente. La question de savoir si les aveugles rêvent en images est donc encore très débattue : selon les études, les résultats diffèrent beaucoup, la plupart pointant que les aveugles de naissance ne rapportent pas d’images visuelles en songe.
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Comment donc savoir si certains aveugles voient vraiment des images en rêve ? Pour trancher, une piste intéressante est de déterminer si leur imagerie cérébrale visuelle est active. En effet, si des aveugles de naissance voient des images en rêve alors que leur sens visuel n’a jamais fonctionné à l’éveil, cela impliquerait que les régions cérébrales sous-tendant l’imagerie visuelle s’auto-activeraient pendant le sommeil.
Des collègues portugais, de l’université de médecine à Lisbonne, ont réalisé une expérience élégante pour tester cette possibilité. Ils ont fait dormir 10 aveugles et 10 voyants en laboratoire de sommeil tout en enregistrant par électroencéphalographie leur activité cérébrale, et les ont réveillés en sommeil paradoxal pour recueillir le récit de leurs rêves. Résultat : les songes des aveugles comportaient non seulement des sensations tactiles, des mouvements, des paroles et des sons, mais aussi, parfois, des scènes visuelles. Et lorsque c’était le cas, Helder Bértolo et ses collègues ont remarqué sur l’électroencéphalogramme une modification des ondes dans les régions occipitales, traditionnellement dévolues à la vision. Comme si ces aires étaient plus actives !
Peut-on insérer des images dans les rêves d’un dormeur ?
Lors de la découverte du sommeil paradoxal (qui a trop rapidement été conçu comme l’équivalent des rêves), les chercheurs ont tenté de modifier le contenu des rêves. Dès l’année 1958, Bill Dement, pionnier californien de la recherche sur le sommeil, et ses collègues ont émis des bruits divers, vaporisé de l’eau et envoyé des flashs vers les yeux de dormeurs en sommeil paradoxal. Puis ils les ont réveillés 5 à 20 minutes après, et ont recueilli leurs 204 récits de rêves pour tenter d’y retrouver ces stimuli auditifs, visuels et tactiles.
Les flashs ne réveillaient pas les dormeurs, et les chercheurs ont estimé que 23 % d’entre eux étaient incorporés dans les rêves des participants, sous la forme d’un feu soudain, d’un éclair, d’étoiles filantes ou d’une situation où la personne recevait un flash dans les yeux. Ces incrustations sans réveil sont peut-être à l’origine de certains rêves dits « réveille-matin », qui comprennent un élément sonore, tactile ou visuel externe, par exemple un rayon du soleil de la chambre du dormeur, et qui le réveillent. Mais comme les yeux des sujets étaient fermés, il semblait difficile d’incorporer autre chose qu’une lumière.
Alors les chercheurs ont voulu aller plus loin : ils ont laissé dormir des personnes avec les yeux ouverts, en collant leurs paupières en position ouverte et en vaporisant du sérum physiologique pour éviter la sécheresse de la cornée. Les sujets ont fini par s’endormir, certes difficilement, mais comme cela arrive aux quelques personnes qui ne ferment pas totalement les yeux pendant le sommeil. Puis les scientifiques ont passé devant leurs yeux ouverts des objets : une cafetière, le Petit Livre rouge de Mao Tse-Toung, une image de voiture de course et une cassette pornographique. Et ils les ont réveillés cinq minutes après : aucun n’a inséré dans son rêve en cours la moindre de ces images réelles.
Le dormeur serait donc aveugle au monde extérieur, se coupant en grande partie des stimuli extérieurs (mais pas complètement, car il faut rester « réveillable » en cas d’incendie !) et produisant ses images de rêve à partir de son stock interne mémorisé.
Pour aller plus loin, les chercheurs ont ensuite demandé aux aveugles de dessiner ce qu’ils voyaient en rêve. Un dessin aussi improbable que merveilleux illustre bien leur article scientifique : maladroitement esquissés, un garçon et une fille marchent dans un paysage arboré en direction d’un voilier, sous un ciel où un soleil darde ses rayons et où passent des nuages ronds et des silhouettes d’oiseaux…
Une réorganisation cérébrale
Comment expliquer que les aires visuelles des aveugles soient actives pendant un rêve ? Depuis quelques années, on sait comment les sensations tactiles sont représentées dans le cerveau des personnes aveugles, et cette représentation pourrait expliquer ces « images » nocturnes. En effet, quand un aveugle placé dans un scanner d’imagerie cérébrale lit un texte en braille, à l’aide des doigts de sa main droite (s’il est droitier), non seulement la région pariétale gauche correspondant aux sensations des doigts droits s’active, mais aussi les régions occipitales, qui sont normalement mises en jeu chez un voyant lorsqu’il lit.
Plus précisément, ce ne sont pas les régions occipitales primaires où parvient l’influx nerveux venu des yeux qui se réveillent, mais les régions secondaires où la sensation visuelle est interprétée en termes de couleur, de forme et de mouvement. Autrement dit, le cerveau des aveugles s’est réorganisé en croisant les modalités perceptives pour utiliser ces régions qui ne sont pas stimulées par les yeux ; c’est un peu comme s’il « voyait » avec les doigts.
Une dormeuse, sourde de naissance, se rêve récupérant des affaires dans une consigne : elle voit arriver et entend un groupe de jeunes filles parler à côté d’elle. Puis le téléphone portable de l’une d’elles sonne, et elle répond en anglais. La rêveuse est heureuse, car elle comprend l’anglais.
De même, ces régions visuelles s’activent aussi quand on demande à une personne aveugle de se représenter mentalement la forme d’un objet – un vase par exemple. Il est donc possible que ces aires voient en rêve comme elles le font en imagination. Mais s’agit-il des mêmes images que celles perçues par les voyants ?
Quand on regarde le dessin du rêve du patient aveugle qui illustre l’article de Bértolo, le soleil y est représenté comme un disque rond, pourvu de deux yeux et entouré de neuf traits radiaux mimant les rayons. Il ne s’agit pas du soleil tel que nous le voyons – une boule jaune difficile à fixer sauf lors de son lever ou de son coucher, sans que les rayons soient individualisés et réellement visibles –, mais tel qu’on apprend à un enfant à le dessiner. Il est donc probable qu’à travers leurs doigts, les personnes aveugles aient touché des dessins en relief de soleil et se le représentent ainsi. De même, par le toucher, le palper, le son et l’odeur, elles ont une représentation perceptuelle (spatiale et tactile) du corps humain, représentation qui formerait une image mentale (virtuelle), réactivée pendant le sommeil.
Des sourds qui chantent en songe
Comme les aveugles rêvent avec des « images » mentales, les personnes atteintes de surdité font-elles aussi des rêves comportant des sons ? Dans une expérience récente, des chercheurs de l’université de Bonn en Allemagne ont demandé à 10 individus sourds de naissance, ainsi qu’à 36 étudiants entendant normalement, de noter leurs rêves pendant deux semaines. Les rêves étaient écrits dans un langage verbal très simplifié : les chercheurs en ont rendu le style plus fluide sans en changer le fond, afin qu’on ne puisse pas détecter à la lecture qu’il s’agissait de récits de rêves de personnes sourdes ou non. Puis quatre évaluateurs ont lu les textes et essayé de deviner qui étaient leurs auteurs.
Or, pour les 66 rêves des personnes sourdes et les 274 rêves des personnes entendantes, les évaluateurs se sont constamment trompés : jamais ils ne différenciaient les songes de malentendants de ceux des autres. En effet, les individus des deux groupes rêvaient des mêmes thèmes et de la même façon : même nombre de personnages, mêmes interactions avec eux, mêmes couleurs et mêmes expériences sensorielles. Mieux, plusieurs récits de personnes sourdent comportaient des allusions claires au fait d’entendre et de comprendre la parole orale.
Voir en rêve des objets jamais vus en réalité
Notre imagination nous rend capables de composer des images existantes et mémorisées en une nouvelle, jamais vue. C’est aussi le cas en songe. Léon d’Hervey de Saint Denys, en 1867, l’un des plus grands pionniers français de la recherche sur le rêve au XIXe siècle, le disait déjà : « L’imagination peut créer, en songe, dans le sens d’enfanter des visions inédites, formées, il est vrai, de matériaux déjà contenus dans la mémoire, mais comme les combinaisons fortuites du kaléidoscope sont formées de divers cristaux que l’instrument renferme, ou comme un néologisme rationnel est composé de racines que l’on connaissait. »
Voici un exemple de ses rêves : « Un appareil en verre d’une forme bizarre est posé devant moi, sur une table très basse. Il paraît rempli d’eau, et je ne sais quel personnage m’apprend que ce liquide a le pouvoir de rendre transparents, sans pour cela leur ôter la vie, tous les animaux qu’on y plonge durant quelques instants. Je m’étonne et j’émets des doutes ; chose assez naturelle. Un chat miaulait, en ce moment, dans un coin de la chambre ; je le prends, je le jette dans l’appareil, et j’examine le résultat. Or, je vois l’animal perdre peu à peu son premier aspect pour devenir lumineux, translucide, diaphane, enfin, comme le cristal même. Il semble tout à fait à son aise au milieu du récipient ; il nage, il s’allonge et attrape bientôt une souris transparente comme lui, que je n’avais point encore aperçue ; et, grâce à la transmutation singulière opérée chez ces deux êtres, je distingue les débris du malheureux rongeur qui descendent dans l’estomac de son féroce ennemi. Ai-je jamais pu voir en réalité rien de semblable ? À supposer même que l’idée de cette digestion apparente ait pu m’être suggérée par de vagues souvenirs du microscope à gaz, mon imagination a toujours pris à ce rêve une part bien caractérisée, puisque c’est un chat très distinct et non pas un animalcule infusoire que j’ai contemplé curieusement. »
Source : M. Hervey de Saint Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger : observations pratiques, Paris, Amyot, 1862
Ainsi, l’une d’elles racontait : « J’étais dans une belle maison blanche, en Afrique, une sorte de grande villa. J’étais assise sur l’avant-dernière marche du perron. Les fenêtres étaient immenses et tout était très lumineux. J’ai regardé un groupe de gens qui passait. Soudain, j’ai vu mon amoureux arriver. Il regardait à gauche et à droite, et m’a dit, de façon surprenante : “Je t’aimerai toujours.” Puis il est parti et je suis restée sur place, pétrifiée. » Une autre jeune femme rapporte une longue histoire de chorale, dans laquelle elle chante à tue-tête. Une autre dormeuse se rêve récupérant des affaires dans une consigne : elle voit arriver et entend un groupe de jeunes filles parler à côté d’elle. Puis le téléphone portable de l’une d’elles sonne, et elle répond en anglais. La rêveuse est heureuse, car elle comprend l’anglais.
Un monde onirique identique pour tous
En découvrant ces récits, les évaluateurs ont cru qu’ils venaient de personnes entendantes. Inversement, plusieurs sujets entendant et parlant normalement rapportaient des rêves dans lesquels ils voulaient crier mais n’y parvenaient pas, ou dans lesquels ils voyaient quelqu’un prononcer des mots sans qu’ils ne puissent entendre un seul son. Là encore, les évaluateurs se sont trompés : ils ont attribué ces récits à des personnes sourdes.
Au total, 49 % des malentendants rêvaient de parole entendue et 43 % parlaient en rêve. Quand on a demandé à ces sujets s’ils pensaient entendre réellement, ils ont répondu qu’ils parlaient et entendaient en rêve sans effort et comme par télépathie. Finalement, le monde onirique est le même pour tous…
Des paraplégiques qui marchent
Qu’en est-il des paraplégiques ? Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’observer si un déficit sensoriel existe en rêve, mais si un déficit moteur persiste ou non durant le songe. En 2011, mon équipe et moi-même avons voulu en avoir le cœur net et sommes partis de la même hypothèse que pour la perte ou l’absence d’un sens : si les rêves sont surtout l’intégration de la vie réelle, ils doivent y faire constamment référence. Ainsi, une personne ayant perdu la capacité de mouvoir ses jambes devrait de moins en moins marcher en songe, plus il s’écoule de temps depuis l’événement terrible qui lui a fait perdre l’usage de ses membres.
Pour tester cette hypothèse, nous avons formé trois groupes : un groupe témoin constitué de personnes marchant normalement ; des patients blessés à la moelle épinière, paralysés du jour au lendemain à la suite d’un accident à l’âge adulte (souvent une chute de vélo, un accident de voiture ou un plongeon dans un fond d’eau insuffisant) ; et enfin, des sujets n’ayant jamais marché. Tous ont tenu un carnet de rêves pendant six semaines. Pour éviter que les participants ne devinent le but réel de l’étude, nous leur avons dit que nous nous intéressions à la représentation des visages en rêve : cette fausse piste était destinée à éviter le biais qui consiste à communiquer au chercheur ce qu’il a envie d’entendre plutôt que l’ensemble des données.
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Un aveugle de naissance a dessiné ce qu’il avait vu lors d’un rêve, dans l’étude de Helder Bértolo et de ses collègues, réalisée en 2003.
@ Bértolo et al., 2003.
L’étude s’est révélée fructueuse : 207 rêves ont été rapportés par les 15 personnes paraplégiques (dont 5 de naissance), et 208 par les 15 personnes valides. Contrairement à ce qui était attendu – et c’est finalement ce qui est le plus intéressant ! –, quasiment tous les paraplégiques marchaient en rêve, a fortiori ceux qui n’avaient jamais marché de leur vie ! Ainsi, 38 % de leurs rêves faisaient référence à l’utilisation volontaire des jambes, contre 28 % des rêves des valides. Par exemple, en songe, une jeune femme paraplégique marchait ; au réveil, d’abord toute joyeuse de cette nouvelle faculté, elle s’était ensuite rapidement rendu compte qu’il ne s’agissait que d’un rêve et s’était mise à pleurer.
De plus, les personnes paraplégiques proposaient deux fois plus de phrases évoquant des mouvements volontaires des jambes que les valides, ce qui montre qu’elles parlaient plus et plus longtemps d’une expérience nocturne donnée, probablement par intérêt pour son côté extraordinaire. Et la durée de la paraplégie n’influait presque pas sur la fréquence des rêves de marche ; preuve que les personnes handicapées continuent de se voir debout en songe, malgré le fait qu’elles ne puissent plus marcher.
Ainsi, un des participants avait combattu pour libérer Paris en 1944 : blessé à la moelle épinière pendant cette bataille, il avait immédiatement perdu l’usage de ses jambes. À 85 ans, ce héros gardait une énergie communicative et, malgré soixante-cinq ans de paralysie des jambes, marchait toujours dans ses rêves. Certains paraplégiques se déplaçaient aussi de temps en temps en fauteuil roulant, mais la marche normale et le déplacement en fauteuil ne coexistaient pas dans le même rêve, à l’exception d’un seul homme, qui poussait son fauteuil pour finalement s’y asseoir…
Plus étonnants encore, les discours des individus paralysés depuis la naissance : tous marchaient en rêve, et ce, dans plus de 44 % de leurs récits. En comparaison, les participants des trois groupes bougeaient aussi souvent leurs bras dans leurs rêves.
Les neurones miroirs se réactivent en rêve
Au vu de ces résultats, nous nous sommes d’abord demandé s’il n’y avait pas, dans notre cerveau, un programme automatique de marche régulièrement mis en route pendant le sommeil. En effet, la marche est déterminée génétiquement chez les animaux, même si cela paraît plus évident quelques minutes après la naissance d’un poulain que d’un petit d’homme. Mais en examinant de près les récits de rêves, nous nous sommes aperçus qu’ils ne comportaient pas seulement de la marche, mais aussi du vélo, du basket, de la course, de la danse, du jardinage et de la nage. Ainsi, une jeune femme paralysée de naissance se rêvait danseuse à Paris. Dans un cours de danse, vêtue de chaussons et d’un tutu rose, elle devait virevolter puis travailler à la barre, lançant une de ses jambes au-dessus de sa tête. Cet exercice était douloureux et elle sentait des tiraillements dans ses membres inférieurs.
Il nous a semblé impossible que la danse fasse l’objet d’un programme génétique cérébral particulier, tout comme le vélo, le basket ou le jardinage. Nous avons alors évoqué l’hypothèse des neurones miroirs : lorsque, par exemple, nous voyons une autre personne, au supermarché, tendre la main pour attraper un pot de pâte à tartiner, la région cérébrale qui commande notre propre main s’active, en miroir, comme si nous nous mettions à la place de l’autre. Ces neurones miroirs ne concernent que des actions dirigées vers un but.
De notre point de vue, il se pourrait donc que les individus paraplégiques de naissance, qui voient leurs congénères marcher, faire du vélo ou danser, activent tous les jours leurs neurones miroirs de marche, de vélo et de danse, et finalement marchent, pédalent et dansent mentalement. De plus, un sujet paraplégique peut parfaitement imaginer la marche quand il est éveillé : on sait alors qu’il active les neurones prémoteurs et moteurs des jambes (comme une personne qui se déplace vraiment).
La fonction des neurones miroirs est encore mal connue : on leur attribue un rôle dans l’apprentissage des comportements caractéristiques de notre espèce, ainsi que dans l’empathie (la capacité de se mettre à la place d’autrui) et la socialisation. Si ces neurones sont effectivement capables de se réactiver pendant le rêve, c’est certainement utile et cela renforce probablement encore plus les comportements que nous avons appris de nos semblables. Voilà une nouvelle et belle fonction du rêve ! On comprend alors mieux les curieux comportements de nos patients somnambules, capables de rejouer, endormis, le rôle de l’acteur principal du film qu’ils ont vu avant de sombrer dans le sommeil.
Le rêve qui guérit ?
Reste à déterminer si le corps rêvé par des personnes handicapées (qu’elles souffrent d’une cécité, d’une surdité ou d’une paraplégie) est une représentation mentale « préconsciente », programmée avant notre naissance pour voir, entendre et marcher, représentation parfois réactivée en rêve ; ou s’il est « un corps mental » qui se forme peu à peu non seulement grâce aux expériences passées, mais aussi grâce aux vécus physiques des autres, de ceux qui nous entourent, que nous regardons dehors ou sur un écran, et dont nous voyons et intégrons mentalement jour après jour les actions."
ISABELLE ARNULF| 12 février 2020| CERVEAU & PSYCHO N° 119| 24MN
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